Innovations et Réseaux pour le Développement
Development Innovations and Networks
Innovación y redes para el desarrollo

  • img
  • img
  • img
  • img

Le plus gros projet d’agroécologie au monde : en Inde, l’Andhra Pradesh mise sur une « agriculture naturelle à zéro budget » Par Sophie Landrin

A rebours de la « révolution verte » indienne et de ses dégâts, cet Etat du sud tente de rallier 6 millions de paysans à une agriculture économe, sans engrais chimiques ni pesticides, pour nourrir la totalité de ses habitants d’ici à 2027.

Les champs de Rama Krishna, à Nandi Velugu (district de Guntur), une dizaine d’acres, sont verts et luxuriants. Ce fermier de l’Andhra Pradesh, un Etat du sud-est de l’Inde, cultive principalement en cette saison hivernale du curcuma, une racine goûteuse et vertueuse, prisée dans le sous-continent. Mais ses rangs alternent avec des papayes, car les deux plantes se protègent.
Lire aussi https://www.lemonde.fr/internationa...

Le curcuma a des propriétés antibiotiques pour la papaye et les hautes tiges de cette dernière apportent de l’ombrage au curcuma, comme les cocotiers, les manguiers et les bananiers plantés ici et là. Plus loin, son champ présente une farandole de légumes, bitter gourd − un légume très amer −, baby corn, piments rouges, lady finger, tomates. Des marigold (œillets d’Inde) ont été semés pour éviter certains virus. Salades et cornichons, menthe et radis partagent une autre parcelle. Le mariage des cultures ne tient pas du hasard. Chacune est sélectionnée pour ses qualités et les services qu’elle peut rendre.

Le paysan n’irrigue qu’une demi-heure par jour et ne possède pas de tracteur. Sur sa propriété, aucune substance chimique ne rentre, seulement des produits naturels, confectionnés à partir de l’urine et de la bouse de ses cinq vaches, de race locale. Il en enrobe ses semences. Pour nourrir la terre, il ajoute à ces deux ingrédients de l’eau, du sucre, de la terre et de la farine de légumineuse. S’il faut traiter des parasites ou des ravageurs, le paysan associe aux déchets de ses vaches des piments verts et des feuilles de goyave.

Convertir 6 millions d’agriculteurs

Les champs de Rama ont des airs de jardin d’Eden et c’est un miracle car, fin novembre, une tempête a violemment frappé la région et noyé les terres sous des pluies diluviennes. Ses plants n’ont pas plié, la terre a absorbé le surplus d’eau. Rama en est convaincu, sa pratique de l’agroécologie a sauvé ses cultures. « C’est toute ma famille qui a été sauvée. Nous sommes vingt à travailler ici », explique-t-il.
Lire aussi https://www.lemonde.fr/idees/articl...

Le fermier a rejoint le programme « agriculture naturelle à zéro budget » (ZBNF) développé par le gouvernement de l’Andhra Pradesh, le plus gros projet d’agroécologie au monde. Lancé en 2015-2016, et piloté par Vijay Kumar, un ancien haut fonctionnaire, et conseiller à l’agriculture du gouvernement, ce programme soutenu par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déjà séduit 700 000 paysans et travailleurs agricoles, soit 190 000 hectares répartis dans 3 011 villages, qui cultivaient auparavant en agriculture conventionnelle.

« Notre but, c’est que notre région soit complètement libérée des produits chimiques », Vijay Kumar, conseiller à l’agriculture du gouvernement

D’ici à 2027, l’objectif du gouvernement régional est de convertir 6 millions d’agriculteurs et 8 millions d’hectares, pour nourrir ses 53 millions d’habitants, la totalité de l’Etat. L’enjeu est crucial dans cette région agricole où 62 % de la population travaillent dans l’agriculture. Le secteur représente 28 % du PIB de l’Andhra Pradesh. « Notre but, c’est que notre région soit complètement libérée des produits chimiques et contribue ainsi à la bonne santé de la population et au bien-être des paysans », explique Vijay Kumar, qui s’est inspiré de Subhash Palekar, le père de l’agriculture naturelle en Inde.

A l’entrée de la ferme de Rama Khrisna, un grand panneau affiche le portrait de ce paysan du Maharashtra, qui s’est élevé contre les méthodes de la « révolution verte » axées sur une utilisation massive d’engrais et de pesticides chimiques et sur une irrigation intensive. L’agriculture indienne consomme 83 % des ressources en eau disponibles, alors que la moyenne mondiale est de 70 %. Le recours systématique aux intrants a entraîné les agriculteurs indiens dans une logique fatale d’endettement et causé des dégâts irréversibles sur l’environnement, les sols et les nappes phréatiques.

Sur le plan nutritionnel, la « révolution verte » a certes permis de mettre fin aux terribles famines qui décimaient le pays, mais elle a favorisé des cultures à hauts rendements, comme le riz et le blé, au détriment des légumineuses et des fruits et légumes. Les Indiens souffrent d’une alimentation carencée et les paysans d’une détresse profonde. Chaque jour, 28 personnes qui dépendent de l’agriculture, la plupart étranglées de dettes, se suicident en Inde, 10 281 personnes en 2019, selon le National Crime Records Bureau.

Dans les champs de Rama Krishna, à Nandi Velugu (district de Guntur), dans l’Etat indien de l’Andhra Pradesh. Ishan Tankha pour « Le Monde »

La crise paysanne favorise également une forte migration vers les villes. Et ce n’est pas la réforme imposée par Narendra Modi, qui nourrit depuis plus de deux mois une immense colère chez les paysans indiens, qui changera quelque chose. Le gouvernement ne propose pas de faire évoluer le modèle de production, seulement de libéraliser la vente des produits agricoles.
Sans labourage, sans engrais, sans désherbage

A rebours de ce modèle, Subhash Palekar promeut depuis les années 1990 une agriculture économe, sans labourage, sans engrais chimiques ni pesticides et sans désherbage. Une agriculture qui ne craint ni les mauvaises herbes ni les insectes et fait confiance à la nature pour se régénérer et se réguler. A la demande du gouvernement d’Andhra Pradesh, il a formé des milliers de paysans dans des méga-sessions de formations.

Satya Narayana, cultivateur dans le village d’Athota, dans le district de Guntur, a suivi ses préceptes. Sa récolte de riz est terminée et il a planté du millet sans se préoccuper des résidus de paille de riz qui jonchent son champ. Autrefois, comme beaucoup de paysans en Inde, il cherchait à se débarrasser au plus vite de ce chaume, en le brûlant pour passer à la culture suivante. Une catastrophe écologique. Depuis quelques années, il préserve ce couvert pour garder l’humidité dans le sol. Sa terre n’est pas compacte et elle abrite une foison de vers de terre. A la différence de l’agriculture industrielle, basée sur la monoculture, l’agriculture naturelle repose sur une grande variété de cultures, la couverture permanente des sols, et la stimulation des micro-organismes.

«  Je fais cela parce que je suis convaincu que la nourriture est la seule véritable médecine », Bapa Rao, producteur de semences

Le fermier a planté des semences indigènes que lui a fournies gratuitement Bapa Rao, 36 ans, qui lui aussi s’est converti à l’agriculture naturelle. Il était designer graphique à Hyderabad, quand sa grand-mère a été emportée en 2011 par un cancer de l’estomac, lié à l’utilisation de pesticides. Il a abandonné son métier et travaille depuis cinq ans dans son village d’Athota avec son père sur des terres qu’il loue et où il cultive riz et lentilles.

Dans sa maison, Bapa Rao a constitué une banque de semences locales réputées pour leur qualité nutritionnelle et adaptées au climat, qu’il collecte toute l’année, notamment un riz noir, et qu’il partage avec les agriculteurs de son village. « Je fais cela parce que je suis convaincu que la nourriture est la seule véritable médecine », assure-t-il.

Pour atteindre son objectif d’un Etat 100 % en agriculture naturelle, le gouvernement de l’Andhra Pradesh a créé une société publique à but non lucratif, le Rythu Sadhikara Samstha (RySS), chargée de convaincre les paysans de changer de modèle, de les former et de contrôler. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes passés à l’agriculture naturelle qui vont diffuser les bonnes pratiques auprès de leur communauté. Autre point d’entrée, les groupes d’entraide de femmes, très actives. C’est un patient travail : l’organisme estime qu’un agriculteur a besoin d’un accompagnement entre trois et cinq ans pour se convertir totalement à l’agriculture naturelle.

Parallèlement, le RySS mène auprès des travailleurs agricoles un programme de développement de jardins potagers, pour aider les familles pauvres à produire leurs propres denrées. Sarveswara Rao est un des bénéficiaires. Avant ce père de famille était obligé d’acheter sur les marchés. Les assiettes de ses deux enfants se réduisaient bien souvent à des portions de riz. Désormais, sa famille peut manger tous les jours des légumes et des fruits gratuits et sains.
Lobbys industriels

Le gouvernement indien en butte à une crise agricole structurelle s’est intéressé à l’expérience de l’Andhra Pradesh. Le 9 juillet 2018, le NITI Aayog (Institution nationale pour la transformation de l’Inde), qui a remplacé la Commission au plan en 2015 après l’accession au pouvoir de Narendra Modi, a invité Subhash Palekar à une présentation de l’agriculture naturelle. Selon Palekar, la majorité des participants − des scientifiques du Conseil indien de la recherche agricole et d’universités agricoles d’Etat et le ministre de l’agriculture − auraient convenu que l’agriculture naturelle était la seule alternative disponible pour doubler le revenu des agriculteurs d’ici à 2022, une promesse électorale que Narendra Modi avait faite à son arrivée au pouvoir en 2014.

Ce programme, lancé et piloté par Vijay Kumar, ancien haut fonctionnaire et conseiller à l’agriculture du gouvernement de l’Andhra Pradesh, a déjà séduit 700 000 paysans et travailleurs agricoles. Ishan Tankha pour « Le Monde »

Mais c’était sans compter les lobbys industriels. Dans un livre à paraître en mars, aux Presses des Mines, Bruno Dorin, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), qui travaille depuis deux ans avec le RySS sur une « prospective à 2050 de l’agriculture naturelle en Andra Pradesh », raconte comment l’Académie nationale des sciences agricoles indienne a entravé la généralisation de l’agriculture naturelle en Inde.
lire aussi https://www.lemonde.fr/m-le-mag/art...
Dans un courrier de trois pages envoyé à Narendra Modi, en septembre 2019, le président de cette académie explique que, après une journée d’étude avec 70 experts comprenant des industriels, les participants ont conclu que « le gouvernement de l’Inde ne devrait pas investir inutilement des capitaux, des efforts, du temps et des ressources humaines pour promouvoir le ZBNF en raison de l’impossibilité technique du pays à explorer cette technologie non démontrée et non scientifique ».

Quelques semaines plus tard la presse rapportait que « le gouvernement Modi soutient le ZBNF mais n’a pas de budget pour le promouvoir ». Vijay Kumar connaît toutes ces résistances et sait que sa « démarche est difficile », mais dit-il « si nous ne le faisons pas, nous allons vers une catastrophe ».

Les articles de la même rubrique

img

Déclaration de la Confédération Paysanne du Faso sur la situation du Burkina Faso

Après la prise de pouvoir par le MPSR ( Mouvement Patriotique pour la Sauvegarde et la Restauration) , la Confédération Paysanne du Faso prend acte au nom des producteurs et productrices en général et de ses unions/fédérations membres en particulier, du changement survenu à la tête de l’État du (...)

img

Les publications de Fernand Vincent

Cette publication contient la plupart de mes publications :
• Personnelles, quelques fois avec des amis
• Avec des collègues de l’Institut Panafricain pour le Développement (IPD)
• Avec ceux de l’IRED (Réseau mondial)
• Avec RAFAD/FIG – (...)

img

COMMENT AIDER LES ONG/OP DU SUD A DEVENIR PLUS AUTONOMES,ET DONC MOINS DEPENDANTES,EN PARTICULIER DE L’AIDE INTERNATIONALE ?

La recherche d’une plus grande autonomie de leur organisation est, pour les dirigeants d’ONG/OP du Sud, une grande préoccupation. Malgré leurs efforts, ils n’arrivent pas à se détacher de l’aide qu’ils reçoivent
L’aide à une fin. Après quelques années, l’aide va cesser, mettant ces dirigeants dans une (...)

img

Les tontines numériques, une innovation africaine contre la précarité

Le numérique contre la pauvreté (2/6). Ce système d’épargne rotatif, très pratiqué sur le continent, est désormais disponible sous forme d’applications, notamment au Sénégal. Penchée au-dessus d’un broyeur rugissant, Aby Ndiaye verse un seau de mil, réduit immédiatement en granulés. Avec dextérité, elle les (...)

img

Le FIDA s’emploie à éliminer la pauvreté rurale dans les pays en développement

Le Fonds international de développement agricole (FIDA), une institution spécialisée des Nations Unies, a été créé en tant qu’institution financière internationale en 1977. Le FIDA s’emploie à éliminer la pauvreté rurale dans les pays en développement. Travaillant avec les populations rurales pauvres, les (...)