Ingénieur agronome, auteur du livre « Pour la dignité paysanne » et fondateur d’Adisco, le Burundais Deogratias Niyonkuru plaide pour la valorisation de la production et de la consommation locales en Afrique. (vidéo)
« Le grand problème c’est que l’Afrique n’a jamais été décolonisée complètement. Ce sont les grandes agences de développement qui définissent les méthodes de vulgarisation et de formation parce que, pour elles, le développement signifie rattraper l’Occident, souligne Deogratias Niyonkuru. Or la réalité est encore plus grave car il s’agit en fait pour elles de proposer des méthodes qui, finalement, obligent les Africains à ne cultiver que des produits qui se vendront sur le marché international. C’est une voie détournée pour les multinationales de pouvoir contrôler l’alimentation des Africains ! C’est une volonté de conquérir un marché extrêmement important qui représente plus de 400 milliards de dollars par an pour pouvoir nourrir l’Afrique. Les acteurs du développement pensent que le modèle occidental est le bon au lieu de construire des politiques propres à l’Afrique, développées en lien avec les gens de terrain. Je me suis rendu compte que c’était une erreur, voilà pourquoi aujourd’hui je dénonce ce système catastrophique. C’est ce devoir de parler qui m’a poussé à écrire mon livre. Il faut faire en sorte que les paysans deviennent des acteurs plutôt que de sujets de développement. »
Deogratias Niyonkuru est l’une des nombreuses personnalités qui dénoncent les effets pervers de l’aide humanitaire, notamment en Afrique. Dans son livre « Pour la dignité paysanne » l’ingénieur agronome burundais détaille son travail au sein de l’asbl Adisco, primée par la Fondation Roi Baudouin en 2014. Il n’a pas peur d’y dénoncer les erreurs monumentales commises par les organisations non gouvernementales (vidéo).
« Le fruit de la prospérité se cueille sur l’arbre de l’effort », ce proverbe burundais est un peu la devise d’Adisco, l’asbl burundaise qui a fait de l’Appui au Développement Intégral et à la Solidarité sur les Collines, son mantra depuis plus de dix ans. « Ce n’est pas avec la gratuité que le pays va se développer mais grâce à des hommes et des femmes qui unissent leurs efforts. » Deogratias Niyonkuru est l’une des nombreuses personnalités qui dénoncent les effets pervers de l’aide humanitaire, notamment en Afrique. « L’aide humanitaire déconstruit les tissus sociaux, pousse à l’assistanat et, au final, détruit la dignité humaine. C’est ce que nous avons pu constater au Sud Kivu (RDC) et au Burundi. »
Il y a tout juste un an, en janvier 2018, était publié le livre du Burundais, lauréat du Prix de la Fondation Roi Baudoin pour le développement en Afrique. Longtemps résident en RDC, Deogratias Niyonkuru est revenu s’établir en 2006 dans le Petit pays si bien décrit par Gaël Faye. Dans son livre Pour la dignité paysanne, M. Niyonkuru rapporte les témoignages des paysans burundais luttant pour ramener la beauté et la vie sur leurs collines. Ce faisant, il relate son expérience en tant qu’ingénieur agronome au sein de l’association Adisco qui encadre, aujourd’hui, 40 000 paysans au Burundi.
Des populations infantilisées et sans projets d’avenir
Pour Deogratias Niyonkuru, la prise de conscience remonte à la mort de son père, en 2004. De retour au pays pour lui faire ses adieux, l’homme – qui travaille depuis de nombreuses années à travers toute l’Afrique -, découvre la misère profonde dans laquelle vivent certains membres de sa famille éloignée, paysans dans les collines. Ingénieur agronome de formation, il prend rapidement conscience que les aides mises en place dans le pays ne permettent pas aux habitants de redevenir autonomes.
« On s’est rendu compte qu’on était en train d’infantiliser les populations. Les cultures avaient été mises à mal à cause des guerres et de la pauvreté et on avait l’impression qu’une nouvelle façon de vivre s’installait dans le pays qui consistait à attendre que passent les camions du Pam (Programme alimentaire mondial, Ndlr) pour se nourrir, à attendre la gratuité dans les centres de santé pour se soigner et la distribution gratuite de semences pour se mettre à planter. Et donc, les gens ne conservaient plus les semences traditionnellement cultivées sur leurs terres. On en arrivait à un niveau tel que les services de développement détruisaient ce qu’il y a de plus de fondamental chez l’homme : la dignité et l’estime de soi. Mais aussi le fait de pouvoir se projeter sur les deux ou trois années àvenir. »
Expériences et témoignages d’Afrique, réflexions, pistes méthodologiques
Deogratias Niyonkuru
« On me dit que tu t’occupes de développement ! Mais que fais-tu au juste ? », lui demande un jour son oncle. C’était en 2006. Deogratias Niyonkuru avait passé une trentaine d’années aux côtés des paysans congolais et camerounais. La tête pleine d’idées, il rentre chez lui au Burundi et s’investit dans la création d’ADISCO, une association qui vise à accroître l’autonomie des paysans et à construire avec eux des modèles économiques et sociaux viables. Leur action sera couronnée du prix Roi Baudouin pour le Développement en Afrique 2014-2015.
Dans cet essai, Deogratias Niyonkuru aborde des questions existentielles. Quelles priorités pour les paysans d’Afrique ? Quelles formes de soutien ? Comment réconcilier l’amélioration de la productivité, la réduction de la pauvreté rurale, et la préservation des écosystèmes ? Malgré l’abondante littérature en la matière, la démarche n’est pas redondante, au contraire. « Parce qu’il nous vient de l’intérieur du monde qu’il décrit, ce livre comble un vide. Les paysans et les paysannes en général n’écrivent pas. Les querelles d’experts font un vacarme tel que leur voix en devient inaudible. Cet essai leur redonne la parole. Il nous les fait entendre… », soutient Olivier De Schutter dans sa préface.
L’auteur fait preuve d’une incroyable modestie. Le contraste est saisissant entre l’accumulation d’informations de première main et le refus de proposer des recettes. Nous sommes loin des simplismes, loin aussi de l’idéologie ou des chapelles. La plume de M. Niyonkuru épouse les formes de la réalité – complexe et sinueuse, faite de reliefs et de replis. Point ici de prêt-à-penser, ni de propos doctrinaires, mais pourtant une forte foi dans une agriculture au service de l’homme, et non de l’argent…
Avec son message central – aider prioritairement les petits paysans, et surtout les paysannes, à reprendre confiance en soi et dans leur métier d’agriculteur, afin de retrouver leur dignité – il sort totalement des sentiers battus.
Autre originalité et non des moindres : la prise de décision démocratique est placée au centre de l’analyse. Les agences de l’ONU et les économistes du développement ne s’en soucient guère. Or, pour l’Afrique, la question est essentielle. Une solution durable accordera nécessairement un plus grand rôle aux organisations paysannes dans l’élaboration des politiques agricoles, et une place plus visible aux ruraux dans la vie politique en général.